NOUS LA MANGERONS, C'EST LA MOINDRE DES CHOSES _ Note d'intention d'Elsa Maury

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"Les raisons qui me poussent à faire ce film sont à la fois personnelles, historiques et culturelles. Ce projet de film se place à la marge de la controverse concernant l’abattage des animaux d’élevage. Le débat mé­diatique né de la diffusion de vidéos dans les abattoirs a eu pour mérite de ramener le problème au centre de nos assiettes : la consommation de chair animale n’a rien d’anodin et d’innocent. Cette problématique soulève néanmoins un besoin de récits et d’images depuis d’autres perspectives.

Un point de vue qui se solidarise

Dans ce film je pose un regard curieux et complice sur la pratique de Nathalie, une bergère, afin de sa­voir comment on mange, comment on tue des animaux auxquels on tient, des bêtes que l’on a choyées et soignées. Je m’intéresse aux techniques, qu’elles soient matérielles ou émotionnelles, qui lui permettent de « bien faire ». Ce bien faire est évidemment tout relatif, d’un éleveur à l’autre, d’une espèce à l’autre ou encore d’un territoire à l’autre. Mais j’ai fait le choix de suivre Nathalie, qui élève des moutons dans le pié­mont des Cévennes parce que c’est une jeune bergère pour laquelle rien n’est évident. Elle est sensible, attachante et attachée à ses bêtes.

« Les manières de vivre et de mourir avec lesquelles nous nous solidarisons celles-ci et pas ces autres — importent. »

Je voudrais me saisir de cette citation de Donna Haraway pour situer mon point de vue. Car j’ai opté pour une perspective qui se solidarise, avec la bergère et avec les moutons. Je propose de faire corps avec la pratique de Nathalie, en m’attardant sur des manières de converser corporellement avec des animaux, et de les manger, jusqu’au bout.

Lorsque la philosophe Donna Haraway évoque des formes de solidarité à propos des manières de vivre et de mourir, elle précise aussitôt que ces manières diffèrent, et que cela importe. Après plusieurs années de recherche j’ai très soigneusement choisi mon éleveuse. J’ai une confiance absolue dans mon personnage, et c’est sachant ceci que j’ai pu la suivre dans ces délicates questions de morts.

En optant pour l’immersion j’ai fait le choix de l’accompagner, de la soutenir dans son activité par ma pré­sence, de nombreux coups de mains, et mon regard, plutôt que de l’interroger : je ne la confronte pas dia­lectiquement. Le récit que je porte dans le film n’est pas uniquement le mien, mais d’une certaine manière le nôtre, puisqu’il reprend des textes que Nathalie m’a envoyés. Elle me tient au courant des événements qui se passent dans son élevage : en m’intéressant à ses bêtes, à leurs liens filiaux, leurs caractères je suis ren­trée dans l’intimité du troupeau. Le film vise à suivre l’expérience d’un personnage singulier, familier, qui se confronte courageusement aux questions de comment tuer des animaux qui lui importent — qu’ils soient tués dans un abattoir ou non…

Revoir les relations aux animaux, à l’environnement

L’enjeu du film est de donner à voir des modes d’existences ovines, caprines, rapaces, parasites et humaines qui dépendent les unes des autres. Autant de manières d’intriquer des vies humaines et animales.

La manière dont Nathalie a décidé de travailler — son « système d’élevage » dit-on — implique que sa vie est complètement rythmée par ses bêtes, leurs besoins, les saisons, leur confiance, la météo, les pâturages du milieu dans lequel elles évoluent. La démarche de cette bergère est absolument originale : elle travaille sans bergerie et sans compléments alimentaires (graines, céréales, pulpes ou foin). Le film suit donc la co-dépendance du troupeau et de Nathalie. Le fait qu’elle doive tous les jours le faire pâturer change beau­coup la relation d’élevage telle qu’on a l’habitude de la voir et de la penser depuis les années ‘50. Il ne s’agit plus de fabriquer des ressources nutritives afin de les amener à des animaux immobiles (dans une logique d’« engraissement ») mais bien de vivre avec eux. De compter sur leur bon vouloir, leurs compétences à choisir, sélectionner, manger des plantes et arbres qui sont dans leur milieu. J’observe, aux côtés de Natha­lie, ses brebis devenir partiellement plus autonomes dans leur recherche de nourriture, dans leur manière de se mouvoir, mais aussi devenir plus familières pour certaines : avoir confiance dans cette bergère qui est là tous les jours avec elles. Car sans murs de bergerie ce sont des parcs mobiles qui forment la promesse d’un retour de la bergère pour une sortie imminente (marcher dans les bois ou dans la garrigue). Ces clô­tures mobiles ne sont pourtant, en tant que contrainte physique des corps, qu’un artefact temporaire que les bêtes pourraient sauter sans problème.

Le mode d’élevage de Nathalie implique d’autant plus une relation à la mort différente : la vie au grand air — avec toutes les réjouissances que cela peut comporter pour des animaux — induit un système immunitaire renforcé, une sélection entre autre basée sur la résistance aux maladies et aux coups de froid. Des animaux « rustiques » qui regagnent en autonomie cela se travaille, jour après jour. Il s’agit donc aussi d’accepter que la mort puisse faire partie du quotidien.

L’abattage

Pour la mort de ses animaux aussi, Nathalie se solidarise. Elle met elle-même ses bêtes dans sa remorque, les conduit jusqu’à l’abattoir, les guide dans le bâtiment jusqu’à leur loge, leur prodigue « une dernière gra­touille ». Enfin elle est là, dans l’abattoir. Elle s’assure de l’inconscience des animaux par un test cornéen. La bergère travaille aussi à emballer la viande dans la salle de découpe.

Nathalie travaille à l’abattoir pour pouvoir s’occuper de ses bêtes « jusqu’au bout ». Elle mange aussi ses animaux jusqu’au bout, en cuisinant leurs abats (poumons, foie, rognons, coeur, cervelle). Pour elle, manger ses animaux c’est fabriquer de la vie avec la mort, en la rendant moins vaine, ouvrant de même la possibilité de nouvelles présences dans son troupeau (dans une dynamique de renouvellement, à juste taille). Mais la bergère, avec son petit troupeau et ses relations intenses et quotidiennes avec des brebis n’apporte pas de réponse unique au problème de la mise à mort. D’abord parce qu’elle ne tient pas de discours ‘général’ sur l’attitude à adopter. Ce faisant, elle fait la démarche d’apprendre à éviscérer, puis à tuer. Défi à la fois technique et émotionnel, refusant tout position innocente. Le film suit les animaux et les événements qui l’engagent dans un tel processus.

Attachements et détachements

Lorsque j’étais enfant, le lapin à la moutarde était un de mes plats préférés. Cependant, sa douceur cré­meuse et acidulée était inévitablement aussi le signe d’une disparition. Selon une convention courante dans les campagnes, mes parents nous défendaient de donner des noms aux bêtes que nous élevions pour manger...

Comme si donner un nom rendait immangeable.
Comme si ne pas donner de nom rendait l’animal abstrait (et donc forcément mangeable).
Comme si il fallait nécessairement être détaché pour manger...

Ce souvenir est révélateur d’un héritage bien particulier de l’histoire de l’élevage et de l’abattage. Car ce sont les pratiques de scientifisation et d’hygiénisation du XXème siècle qui ont proposé de rendre les animaux abstraits pour pouvoir les consommer. Une stratégie qui n’est, selon moi, en rien nécessaire à la consom­mation de chair animale. Dans mon souvenir d’enfant, la distance et le détachement avec les animaux que nous mangions n’avait rien d’évident : ne pas jouer avec les chevreaux, ne pas nommer les lapins, afin de ne pas s’attacher n’était pas simple et j’ai donc appris à m’attacher différemment, à pleurer les morts diffé­remment, à apprécier la pointe d’acidité portée par la viande pourtant délicieuse.

C’est à partir de cette histoire que je souhaite proposer un film qui suit, depuis l’élevage, les processus de transformation d’animaux en viande. Suivre dans des gestes de travail et du quotidien des manières d’être attaché à des animaux et de les manger – inviter à considérer cela comme une forme de compétence qu’on acquiert et qu’on développe, et qui n’est en rien évidente. Une habilité, un savoir-faire et un savoir-vivre qui sont à replacer dans un environnement.

Je fais le pari que Nathalie en tant que personnage peut nous apprendre à apprécier manger des bêtes qui ont des prénoms et des histoires. En suivant le cheminement de la bergère qui cherche à bien faire, le spec­tateur apprendra qu’il n’y a pas de résolution (de mort) qui soit confortable, évidente, rationnelle, naturelle et sans compromis. Le film célèbre la persévérance d’une bergère qui prend le risque de se mettre au travail avec ses contradictions. "

Elsa Maury _ réalisatrice de "NOUS LA MANGERONS, C'EST LA MOINDRE DES CHOSES"

 

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